En application d’un récent arrêt de la CJUE, la Cour de cassation a jugé que les juridictions françaises étaient compétentes pour connaitre d’une demande indemnitaire liée à la publication de propos dénigrants sur Internet dès lors qu’ils étaient accessibles en France.
Une société tchèque de production et de diffusion de contenus pour adultes, Gtflix Tv, reprochait à un réalisateur, producteur et distributeur de films pornographiques hongrois d’avoir tenu des propos dénigrants à son égard sur plusieurs sites et forums.
La société tchèque avait assigné son concurrent hongrois en référé devant le Président du Tribunal de Grande Instance de Lyon. Elle entendait obtenir la rectification et la suppression des propos dénigrants ainsi que la réparation des préjudices financier et moral qui en résultaient.
Le défendeur avait soulevé une exception d’incompétence de la juridiction française qui avait été accueillie en première instance. La Cour d’appel de Lyon avait confirmé l’incompétence des tribunaux français pour connaître des demandes d’indemnisation ainsi que des demandes en rectification et en suppression. Pour ces dernières, elle estimait que le centre des intérêts de Gtflix Tv était établi en République tchèque et que le défendeur était domicilié en Hongrie, de sorte qu’il n’existait donc aucun lien permettant de rattacher le litige aux juridictions françaises.
L’affaire était remontée jusqu’à la Cour de cassation qui avait saisi la CJUE de la question préjudicielle suivante : les juridictions françaises, qui ne sont pas compétentes pour connaître des demandes de suppression et de rectification, peuvent-elles tout de même connaître de la demande indemnitaire relative à la réparation du seul préjudice subi sur le territoire français ?
La CJUE avait répondu par l’affirmative dans un arrêt du 21 décembre 2021[1]. Elle avait toutefois subordonné cette option de compétence à la condition que le contenu attentatoire soit ou ait été accessible depuis le territoire dont dépend la juridiction saisie.
Dans un arrêt du 15 juin 2022, la Cour de cassation, statuant au fond, a jugé que les juridictions françaises étaient compétentes pour connaître de la demande indemnitaire en cause.
La seule accessibilité des contenus litigieux sur le territoire français justifie la compétence des juridictions françaises pour les demandes indemnitaires
La société tchèque reprochait à la Cour d’appel de Lyon d’avoir déclaré le Tribunal incompétent alors que les propos dénigrants étaient, comme l’exige la CJUE, accessibles depuis la France.
La Cour d’appel de Lyon avait en effet considéré que le simple fait que les propos dénigrants soient accessibles en France ne permettait pas de fonder sa compétente territoriale.
Selon elle, sa compétence était également conditionnée au fait que les contenus soient destinés à un public français. Les propos litigieux devaient ainsi présenter un « intérêt quelconque » pour les internautes résidant en France et être susceptibles de générer un préjudice, en France.
La Cour d’appel de Lyon avait alors considéré que Gtflix Tv n’avait pas démontré que les messages litigieux étaient destinés à un public français puisqu’ils étaient essentiellement accessibles en anglais, et seulement à titre secondaire en français. Il était également reproché à la société, dont le centre des intérêts était établi en République Tchèque, de ne pas avoir établi la réalité du préjudice qu’elle avait subi en France.
La Cour de cassation a cependant suivi la solution dégagée par la CJUE. Elle a ainsi considéré que la compétence des juridictions françaises était uniquement conditionnée au fait que les propos dénigrants soient ou aient été accessibles sur le territoire français.
Cette exigence étant en l’espèce remplie, la Cour a jugé que les juridictions françaises étaient compétentes pour connaître de la demande indemnitaire – cette compétence demeurant toutefois limitée aux préjudices subis en France.
S’agissant de la détermination du quantum du préjudice, il ne fait cependant peu de doute que d’autres critères comme la notoriété de la victime, ou encore la langue dans laquelle les propos ont été rédigés pourront être pris en compte.
Le juge français est incompétent pour connaître des demandes de suppression ou de rectification des propos dénigrants
En plus de ses demandes indemnitaires, Gtflix TV avait également demandé aux juridictions françaises de condamner son concurrent hongrois à retirer les propos dénigrants ainsi qu’à publier un communiqué sur les sites concernés.
S’agissant de ces demandes, le juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Lyon et la Cour d’appel de Lyon s’étaient là encore déclarés incompétents.
Sur ce point, la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel de Lyon, faisant là encore application de l’arrêt de la CJUE du 21 décembre 2020. En effet, en application de sa jurisprudence antérieure[2], la CJUE avait considéré que les demandes de rectification et de suppression de contenus litigieux ne pouvaient être portées que devant :
- la juridiction du lieu où se trouve l’émetteur de ces contenus – en l’espèce, la Hongrie ; ou
- la juridiction du lieu où se trouve le centre des intérêts du demandeur – en l’espèce, la République Tchèque.
Aucune de ces règles ne permettant d’attribuer compétence au juge français, la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel de Lyon sur ce point.
Que retenir de cet arrêt ?
- La réparation du préjudice résultant de la diffusion de contenus illicites (diffamation, injure, dénigrement, etc.) sur Internet peut être demandée devant les juridictions françaises bien que le défendeur ne présente aucun lien de rattachement avec le territoire français. Cette réparation sera néanmoins limitée aux seuls dommages subis en France ;
- Pour ce faire, le demandeur devra uniquement démontrer que le contenu à l’origine de l’atteinte est ou a été accessible sur le territoire français ;
- La seule accessibilité des propos sur le territoire français n’entraîne pas la compétence des juridictions françaises pour connaître des demandes de retrait et/ou de rectification des contenus litigieux.
Lire l’arrêt n° 18-24.850 de la Cour de cassation du 15 juin 2022
[1] CJUE, 21 décembre 2021, aff. C-251/20, Gtflix Tv contre DR.
[2] CJUE 17 oct. 2017, aff. C-194/16 (Bolagsupplysningen OÜ et Ingrid Ilsjan contre Svensk Handel AB).