La complexité contractuelle va croissante dans le monde des services informatiques. Le développement du cloud computing s’accompagne d’un discours marketing qui met en avant la flexibilité et, corrélativement, un modèle économique basé sur le « pay-as-you-go ». La simplicité semble être le maître mot des offres de services « Cloud ». On est dès alors surpris par l’incroyable complexité contractuelle qui entoure la fourniture de ces services. A mesure que l’informatique se « virtualise », l’environnement contractuel se densifie… Prenons deux exemples.
Les services cloud d’un éditeur comme Oracle requièrent d’accepter les 11 pages du Contrat Services Cloud Oracle, lesquelles renvoient aux « Caractéristiques de Service » qui sont censées être accessibles sous l’URL www.oracle.com/contracts. On ne trouve à cette adresse qu’un renvoi vers l’ensemble de l’aide en ligne d’Oracle et une liste d’une cinquantaine de documents contractuels dans laquelle il faudra identifier ceux qui vous sont applicables. Pas de définition claire donc des « Caractéristiques de Service », ce qui pourtant semble assez essentiel dans un contrat de service.
Du côté d’Amazon, le mille-feuille prend une ampleur renouvelée. Le client d’un service AWS sera tenu par : les « AWS Site Terms », le « AWS Customer Agreement », les « AWS Service Terms », la « AWS Acceptable Use Policy », la « Privacy Policy ». A eux seuls, les « AWS Service Termes » représentent 29 pages imprimées. On peut facilement imaginer qu’aucun client ne les a jamais lu…
Paradoxalement, la technologie informatique la plus évoluée nous impose des pratiques contractuelles des plus frustes.
Essayons d’envisager les conséquences juridiques « réelles » de cette débauche de stipulations contractuelles censées encadrer un service flexible et simple d’acquisition.
De l’opposabilité des contrats de « cloud computing »
Ces documents contractuels sont-ils « réellement » opposables à l’utilisateur du service cloud qui s’est contenté de les accepter sans pouvoir les négocier ni sans même les lire ? On peut légitimement soulever cette question quand bien même semblerait-elle incongrue. Après tout, le client a nécessairement accepté d’être tenu par cette littérature comme préalable à la conclusion du service : lors de l’entrée dans le cloud, les documents sont souvent acceptés par le client en ligne ou par la signature d’un bon de commande qui les référence.
Cependant, le principe même du lien contractuel est d’être consenti. Corrélativement, il ne peut y avoir de consentement que si les obligations ont effectivement été acceptées en connaissance de cause. Bien avant l’émergence des services de cloud computing et des pratiques contractuelles associées, les contrats dits « d’adhésion », c’est-à-dire qu’on ne négocie pas, ont nourri le contentieux. Le cloud computing nous invite à revisiter des problématiques et des jurisprudences classiques de la Cour de cassation sur l’opposabilité des documents contractuels du fournisseur à l’encontre du client.
Une décision de la Cour de cassation du 27 février 1996 (Cass. Com. bull. civ. IV, n° 60) fournira un bon exemple du fait que des conditions générales de vente, mêmes acceptées, peuvent parfois être écartées par les juges. Il s’agissait d’une clause d’un contrat de location de voiture stipulant une exclusion d’assurance pour certains dommages survenant au véhicule loué par la faute du locataire. Pour déclarer cette clause inopposable au locataire, les juges ont d’abord relevé l’existence, concomitante à la conclusion du contrat, d’un dépliant publicitaire annonçant, sans nuances, une garantie des dommages au véhicule. Ils ont ensuite souligné que les clauses d’exclusion se trouvaient noyées dans un texte de seize articles reproduits en petits caractères sur trois colonnes, alors que la publicité distribuée incitait les clients à relâcher leur attention sur cette question. Les juges en ont conclu que la clause n’avait pas été effectivement portée à la connaissance du locataire et devait lui rester inopposable.
Les fournisseurs de services cloud usent également dans leurs contrats de services de renvois à des documents supposés être accessibles en ligne et qui parfois ne le sont que bien difficilement. La Cour de cassation a eu l’occasion de juger qu’une clause d’attribution de juridiction dans des conditions générales de vente n’avait pas été acceptée par l’acquéreur en raison des références contradictoires et incertaines des documents formant le contrat (Cass. Civ. I. 20 février 1996 Bull. n°86).
Terminons avec cette décision de la Cour de cassation du 5 février 2002 qui écarte une clause « noyée dans les conditions générales du contrat » et « trop hermétique pour qu’il soit établi qu’elle a été acceptée en connaissance de cause » (Cass. Com. 5 février 2002 n°98-17.529).
Quiconque s’est essayé à lire des conditions générales des services cloud trouvera dans ces jurisprudences matière à relativiser leur importance.
Des services de « cloud computing » et des preuves de leur exécution
La délivrance en ligne d’un service pose toujours une difficulté : la preuve de la conformité du service délivré à l’engagement de service du prestataire.
Si l’on regarde, par exemple, la grille tarifaire du service EC2 sur AWS, on est frappé par la complexité du modèle tarifaire. Il fait peu de doutes que le client n’opérera qu’une vérification limitée des montants qui lui seront facturés par rapport au tarif applicable, faute d’avoir du temps à consacrer à une telle vérification. S’agissant d’une facturation basée sur la consommation de différents types d’ « unités d’œuvres », le client est, de plus, dans la dépendance totale du prestataire pour le décompte des unités consommées sur la période de facturation.
Ici encore, on peut faire une analogie évidente avec de nombreux autres services plus « traditionnels » facturés par les fournisseurs à la consommation (téléphonique, d’eau, d’électricité, etc.). Ces services ont en commun de reposer sur un relevé de consommation établi par le fournisseur lui-même. Que vaut ce relevé ?
De jurisprudence constante, la Cour de cassation accueille favorablement ces relevés comme preuve de la consommation effective des services. S’agissant pour la Cour de cassation de la preuve d’un élément de fait, la Haute Juridiction écarte donc les conséquences de l’adage « Nul ne peut se constituer une preuve à soi-même ». La Cour de cassation considère que le relevé de consommation établi par le fournisseur constitue une « présomption » du montant exact de la consommation. C’est donc au client de renverser la présomption et, en cas de contestation du montant de la facture, de démontrer l’anomalie. La preuve contraire ne sera pas simple à établir pour la consommation d’un service de « cloud computing » compte tenu de la complexité du modèle tarifaire et de la difficulté technique pour le client de mettre en place ses propres « compteurs » de consommation.
Si notre vie tend de plus en plus à consommer des services en ligne, la jurisprudence s’infléchira peut-être dans le sens du client car ce sont bien souvent des émanations de la puissance publique qui bénéficient de telles décisions : EDF, GDF, services des eaux. Les juges auront peut-être moins de sollicitudes en présence d’acteurs privés.
De l’objet virtuel des services virtuels
Pour finir, risquons une question iconoclaste : les contrats de services de cloud computing ne peuvent-ils parfois encourir la nullité pour défaut d’objet ?
L’objet d’un service de cloud computing atteint parfois un haut niveau d’abstraction. Rien de plus normal dans un monde virtuel peut-on penser. Or, la nécessité pour un contrat d’avoir un objet déterminé ou déterminable est une condition de sa validité. A défaut d’objet déterminable, un contrat peut être annulé à la demande de l’une ou de l’autre des parties. L’une des fonctions de cette règle est notamment de faire en sorte que l’une des parties ne soit pas soumise à l’arbitraire de l’autre qui aurait la latitude de modifier à sa guise l’objet du contrat.
Ainsi, l’objet du service EC2 est la mise à disposition « d’instances », caractérisées en vCPU, Gio et Go, étant précisé que l’on ne trouve nulle part la définition pour Amazon du vCPU dans ses conditions de services, et que cette unité caractérisant le service fourni est apparue cette année en remplacement de l’ancienne unité d’ECU. Comment la correspondance de puissance entre le vCPU et le CPU réel est-elle opérée ? Comment s’assurer que la puissance délivrée en vCPU correspond à une puissance physique effectivement délivrée ? Ici encore, nous n’avons pas trouvé d’information claire dans les conditions de services.
Il ne fait pas de doute qu’Amazon fournit un service mais lorsqu’on cherche à définir son objet avec précision, on est conduit à s’en remettre à un niveau élevé d’abstraction : des ressources physiques en quantité inconnue sont partagées entre un nombre inconnu de clients et sont mises à disposition sous la forme d’unités de compte dont la correspondance en ressource physique est pour le moins absconse. De là une interrogation : dans le « Cloud », face un tel niveau d’indétermination de l’objet du contrat, la conséquence à tirer ne serait-elle pas que les parties sont libres d’entrer et de sortir nonobstant les dizaines et les dizaines de pages de contrats qui voudraient régir leurs relations ?