La nature immatérielle des prestations informatiques, la forte implication du maître d’ouvrage dans leur réalisation et la présence chez ce dernier de réelles compétences informatiques caractérisent la spécificité et la fragilité du secteur des services informatiques face aux délits de marchandage et prêt de main d’œuvre.
Les dispositions relatives aux délits de marchandage (Article L.125-1 du Code du travail) et de prêt illicite de main d’œuvre (Article L.125-3 du Code du travail) sont-elles passées de mode et tombées dans l’oubli, occultées désormais par l’omniprésente volonté de poursuivre le travail dissimulé (Article L.324-9 et s. du Code du travail) ? En moyenne, une condamnation pour prêt illicite de main d’œuvre ou marchandage est prononcée chaque jour .
Toutefois, dans le secteur informatique les circonstances semblent « favorables » à la reprise des poursuites sur la base de ces deux délits quasi-jumeaux. Certes, la baisse générale d’activité connue par le secteur informatique s’est corrélativement traduite par une diminution du recours aux « fournisseurs d’informaticiens », mais dans le même temps la défense de l’emploi des ingénieurs des SSII face au chômage est redevenue une cause à défendre après les années euphoriques liées au passage de l’an 2000 puis à la bulle de la nouvelle économie.
Les syndicats, ou même des associations comme M.U.N.C.I. (Mouvement pour une Union Nationale des Consultants en Informatique – voir www.munci.org), annoncent qu’ils feront de la poursuite du « marchandage » un point fort de leur lutte. Sont également inclus dans leurs cibles les marchands « offshore », puisque les télécommunications permettent de vendre les prestations d’ingénieurs situés toujours plus loin, que ce soit en Europe de l’est, en Inde, ou en Asie.
Parallèlement, la lutte contre le travail illégal reste une priorité gouvernementale. Sont principalement visés, le travail des étrangers et le travail dissimulé, mais aussi le prêt de main d’œuvre. Il y a six mois, 400 gendarmes ont été mobilisés au petit matin en plus de 60 lieux différents pour recueillir des informations dans le cadre d’une affaire de prêt de main d’œuvre mettant en cause des prestataires de services et de grandes enseignes de l’hôtellerie française, preuve que les moyens peuvent être hors du commun. Il y a trois mois, le M.U.N.C.I., organisme associatif revendiquant l’objectif de fédérer les 300 000 informaticiens des SSII, a annoncé son programme de lutte contre les marchandages de toutes sortes, offshore ou non, en prônant leur dénonciation à l’inspection du travail.
Lorsque l’on sait que depuis 1997 les Urssaf, les DDTE, la gendarmerie, la police, les impôts et les douanes se coordonnent et coopèrent au sein de comités départementaux dénommés COLTI (Comités Opérationnels de Lutte Contre le Travail Illégal), on mesure l’ampleur des ressources mises en œuvre pour traquer les délits liés au travail illégal dont les délits de marchandage et de prêt illicite de main d’œuvre.
Comment savoir toutefois si l’on est potentiellement coupable de l’un des deux délits?
L’article L.125-3 du Code du travail sur le prêt de main-d’œuvre dispose que « Toute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main-d’œuvre est interdite sous peine des sanctions prévues à l’article L.152-3 dès lors qu’elle n’est pas effectuée dans le cadre des dispositions (…) relatives au travail temporaire (…) ».
L’article L.125-1 du Code du travail sur le marchandage prévoit quant à lui que « Toute opération à but lucratif de fourniture de main-d’œuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié qu’elle concerne ou d’éluder l’application des dispositions de la loi, de règlement ou de convention ou accord collectif de travail, ou « marchandage », est interdite (…) ».
Les définitions sont absconses et ce n’est pas la seule lecture des textes qui permet de répondre. Or, la différence entre la vraie sous-traitance et la fausse sous-traitance est souvent ténue. La combinaison des deux articles conduit à considérer qu’en dehors des opérations à but non lucratif (que l’on exclura du secteur marchand) et de celles réalisées dans le cadre strict du travail temporaire (que l’on exclura par hypothèse), ne sont licites que des opérations qui n’ont pas pour objet exclusif le prêt de main d’œuvre et qui n’ont pas pour effet de causer un préjudice au salarié ou d’éluder l’application de la loi sociale au sens large. Ce qui revient à permettre au juge de considérer que, dès lors qu’il y a fourniture de main d’œuvre et un « désavantage » pour le salarié, il y a potentiellement délit de marchandage.
Mais dans presque tous les contrats de prestations de services ou d’assistance technique informatique, il y a fourniture de main d’œuvre ! Suffit-il pour qualifier l’opération de délictueuse de trouver un désavantage pour le salarié ou, a contrario, un avantage pour l’entreprise ?
L’abus et l’arbitraire ne sont jamais loin quand il s’agit de départager une incontestable « location de main d’œuvre », mais parée sur le plan formel de toutes les formulations contractuelles destinées à en camoufler l’illicéité, d’une opération recouvrant un vrai contrat d’entreprise mais conclu rapidement au moyen d’un mauvais contrat.
I. LA SPECIFICITE DU SECTEUR INFORMATIQUE
Sur l’appréciation de la légalité des contrats, le domaine de l’informatique présente des spécificités qui le fragilisent.
En premier lieu, la profession a en son sein quelques rares entreprises qui tiennent plus des aspirateurs à CV que des prestataires. Ils jouent leur rôle d’intermédiaire d’autant plus facilement que l’Internet leur permet de créer leur propre « place de marché ». Il peut arriver qu’un informaticien soit « vendu » une à deux fois avant d’être placé en SSII ou chez le client final. A chaque étape est conclu en bonne et due forme un contrat d’assistance technique en régie dont les deux seules clauses qui importent en l’espèce sont celles du prix et du non débauchage. L’image que ces officines projettent sur la profession est préjudiciable.
En second lieu, et face à de telles situations, au demeurant plutôt exceptionnelles, les sociétés de services en informatique se trouvent confrontées à la spécificité même de leur activité, qui rend plus difficile que dans d’autres secteurs la preuve de l’absence d’infraction.
Les critères jurisprudentiels :
– un apport par le prestataire d’un savoir-faire et de moyens techniques qui lui sont propres,
– pas de facturation au temps passé,
– pas de subordination hiérarchique ou technique au Maître d’Ouvrage,
– pas de confusion d’employeur notamment par longues périodes de travail chez le client ni assimilation à son personnel,
– pas d’utilisation des ressources du Maître d’Ouvrage,
– une définition contractuelle claire et précise de la tâche à accomplir.
Pour chacun des critères retenus par la jurisprudence (cf. encadré ci-contre), les modalités d’exécution des prestations informatiques peuvent créer l’ambiguïté et favoriser le doute. D’ou la nécessité d’avoir un contrat d’autant plus précis sur les points à défendre.
Pour échapper aux risques de poursuites, il importe en effet de ne pas laisser se créer un faisceau de présomptions caractérisant la fausse sous-traitance.
Le critère du temps passé est et reste en informatique un critère habituel de facturation des prestations. C’est aussi un moyen d’évaluer l’ampleur d’un chantier ; « combien de journées/hommes ? » Le contrat doit expliquer les raisons du recours à la facturation en régie et si possible ne pas en faire l’unique mode de calcul du prix.
S’agissant de la subordination technique, les faits sont complexes car au-delà de l’énoncé du principe, la réalité du terrain est différente. C’est le service informatique du client qui maîtrise, contrôle et organise le travail sur son système, ses programmes, et qui connaît son métier.
Que dire de la « subordination » d’un ou plusieurs informaticiens en « délégation » et intégrés dans une direction informatique du client au milieu de plusieurs dizaines, voire centaines d’informaticiens, comment ne pas tomber de fait et en partie sous le contrôle hiérarchique et/ou technique du client ? Le contrat devra certes prévoir les principes applicables mais les faits devront surtout démontrer la réalité du rattachement technique et hiérarchique au prestataire.
Certains projets informatiques durent plusieurs années et les ressources du prestataire sont affectées sur site pendant une très longue période. Le contrat doit traiter le caractère prévisible et contrôlable de la durée des prestations.
Si, dans le bâtiment, le matériel technique du prestataire est une réalité évidente, le technicien informatique peut sans difficulté travailler au moyen des ressources tant matérielles que logicielles du client. Le contrat doit être explicite sur ce thème.
Le critère de la définition contractuelle claire de la tâche à accomplir reste l’unique et seul vrai rempart pour défendre la validité de son contrat. Peut-on mesurer et contrôler que ce qui devait être accompli ou livré l’a bien été ? Quel est l’objet du contrat et quelles sont les responsabilités en cas d’inexécution ?
II. LES SANCTIONS PEUVENT ETRE TRES LOURDES
Conformément à l’article L.152-3 du Code du travail, « Toute infraction aux dispositions des articles L. 125-1 et L. 125-3 est punie d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 30.000 € ou de l’une de ces deux peines seulement. Le tribunal peut prononcer, en outre, l’interdiction d’exercer l’activité de sous-entrepreneur de main-d’œuvre pour une durée de deux ans à dix ans. (…). Dans tous les cas, le tribunal peut ordonner, aux frais de la personne condamnée, l’affichage du jugement aux portes des établissements de l’entreprise et sa publication dans les journaux qu’il désigne. »
L’article L.152-3-1 du Code du travail précise par ailleurs les sanctions applicables aux personnes morales : « Les personnes morales peuvent être déclarées responsables pénalement (…) des infractions aux articles L. 125-1 et L. 125-3 du présent code. Les peines encourues par les personnes morales sont : 1º L’amende, suivant les modalités prévues par l’article 131-38 du code pénal ; 2º Les peines mentionnées aux 1º, 2º, 3º, 4º, 5º, 8º et 9º de l’article 131-39 du code pénal. L’interdiction visée au 2º de l’article 131-39 porte sur l’activité dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction a été commise. ».
Et en application de l’article 131-38 du Code pénal, « Le taux maximum de l’amende applicable aux personnes morales est égal au quintuple de celui prévu pour les personnes physiques par la loi qui réprime l’infraction. »
Les personnes physiques se rendant coupables de marchandage ou de prêt illicite de main-d’œuvre encourent une peine d’emprisonnement de 2 ans et une amende de 30.000 EUR. Les peines encourues par les personnes morales sont du quintuple de l’amende applicable aux personnes physiques, soit 150.000 EUR. Les peines s’appliquent aussi bien au prestataire – fournisseur – qu’au client – bénéficiaire – !
Le Code du travail prévoit également l’application de peines prévues par l’article 131-39 du Code pénal, à savoir : la dissolution de l’entité juridique ; l’interdiction d’exercer l’activité concernée ; le placement sous surveillance judiciaire ; la publicité de la décision, l’exclusion des marchés publics…
Un tel arsenal répressif justifie d’être précautionneux dans la rédaction et la gestion de l’exécution du contrat lorsque l’on peut si facilement, et quasiment sans le savoir, franchir la ligne jaune de la légalité.
La prudence s’impose d’autant plus, lors de la conclusion, puis dans le cadre de l’exécution du contrat, que d’autres sanctions que pénales peuvent être encourues. On pensera principalement à la nullité du contrat pour cause illicite et au risque de se trouver employeur des salariés de son sous-traitant.
Les articles 1131 et 1133 du Code Civil sont parfaitement clairs.
– Article 1131 : « l’obligation sans cause ou sur fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet ».
– Article 1133 : « la cause est illicite quand elle est prohibée par la loi, quand elle est contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public ».
La Cour d’Appel de Paris a eu l’occasion de considérer qu’une convention caractérisant un prêt de main d’œuvre illicite était nulle et d’une nullité absolue. Sur ce dernier point, une discussion peut toujours être établie sur le caractère relatif ou absolu de la nullité de la convention. La nullité peut donc entraîner la restitution des sommes perçues. Ici encore, une discussion peut être entamée sur l’impossibilité de restituer et la nécessaire indemnisation du bénéfice de la prestation obtenue.
Sur le plan prud’homal, le risque peut provenir soit des salariés du sous-traitant, qui pourraient prétendre à être reconnus comme salariés du donneur d’ordre, soit d’acteurs réputés indépendants, artisans, consultants, dont il serait jugé qu’ils étaient en réalité sous un lien de subordination caractérisant une relation de travail salariée. Les juges ne s’arrêtent pas à la qualification que les parties ont donnée à leur relation. Certains sous-traitants dits indépendants, voire même organisés sous forme de sociétés, ont pu obtenir à leur demande la requalification de leur relation en contrat de travail.
Or, le pire n’étant jamais loin lorsqu’il s’agit d’une requalification d’une relation jusque là organisée sous la forme d’un travail indépendant, l’employeur requalifié qui, par essence, n’a accompli aucune des formalités prévues par la loi, se trouve en outre, en risque de travail dissimulé.