Dans un arrêt du 7 septembre 2022, la Cour de cassation a précisé le périmètre de l’exception au droit exclusif de marque en faveur de l’usage d’un nom patronymique et rappelé que l’action en concurrence déloyale requiert seulement l’existence d’une faute, fût-elle non-intentionnelle.
Deux maisons anciennes de Cognac ont rompu leur coexistence paisible, qui durait pourtant depuis de nombreuses années, à la suite d’un litige concernant l’usage d’un signe à titre de marque.
La première est une société produisant du cognac, titulaire d’une marque verbale enregistrée en 1978 pour désigner ses produits. Cette marque a été systématiquement renouvelée et effectivement exploitée depuis cette date.
La seconde, la société Maison des Pierres, est une exploitation familiale qui commercialise depuis huit générations un cognac sous le nom patronymique du fondateur de la société, qui est identique à la marque verbale précitée.
En 2000, la société Maison des Pierres a enregistré un nom de domaine comportant le nom de famille du fondateur, à l’exclusion de son prénom. Par ailleurs, la société Maison des Pierres n’a jamais déposé le patronyme à titre de marque.
En 2017, la société titulaire de la marque verbale a assigné la société Maison des Pierres, après des mises en demeure restées infructueuses de cesser d’utiliser le patronyme familial pour désigner ses cognacs.
Elle estimait qu’un tel usage du signe constituait une contrefaçon de sa marque, et des actes de concurrence déloyale et parasitaires.
Elle reprochait notamment une contrefaçon à l’identique résultant de l’usage d’un nom de domaine reprenant exactement sa marque verbale, et une contrefaçon par imitation découlant de l’utilisation du prénom et du nom du fondateur de la société Maison des Pierres sur les étiquettes des bouteilles qu’elle commercialisait, ainsi que sur son site Internet.
Dans un arrêt du 17 novembre 2020, la Cour d’appel de Paris a rejeté les actions en contrefaçon tout comme les demandes formées au titre de la concurrence déloyale, en l’absence de démonstration de l’existence d’une faute intentionnelle de la société Maison des Pierres qui utilisait le signe litigieux de bonne foi.
Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation a partiellement cassé cet arrêt.
L’usage de bonne foi de son patronyme en tant que nom de domaine entre dans le cadre de la vie des affaires et ne constitue pas un acte de contrefaçon
L’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle, dans sa version en vigueur au moment des faits, prévoyait une série d’exceptions à l’exclusivité conférée au titulaire d’une marque enregistrée[1].
Il prévoyait notamment que l’enregistrement d’une marque ne faisait pas obstacle à l’utilisation du même signe ou d’un signe similaire comme dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, lorsque cette utilisation était soit antérieure à l’enregistrement, soit le fait d’un tiers de bonne foi employant son nom patronymique.
Ces dispositions visaient donc précisément trois usages autorisés du nom d’une personne homonyme d’une marque antérieure : la dénomination sociale, le nom commercial et l’enseigne[2].
La société titulaire des droits sur la marque antérieure faisait grief à l’arrêt d’avoir rejeté sa demande en contrefaçon par reproduction alors que le nom de domaine utilisé par la société Maison des Pierres reprenait sa marque à l’identique.
Elle estimait par ailleurs que la version ancienne du texte, applicable au moment des faits, devait s’interpréter strictement, et ne recouvrait donc que les trois cas précisément visés.
La Cour de cassation n’a pas suivi cet argument. Elle a jugé qu’à la lumière de la directive du 21 décembre 1988 rapprochant les législations des États membres sur les marques[3], l’utilisation du patronyme en tant que nom de domaine faisait partie de la vie des affaires, même s’il n’était pas précisément visé par le texte en vigueur au moment des faits.
Par conséquent, la société Maison des Pierres avait le droit de faire usage d’un nom de domaine composé du nom de famille du fondateur de la société, malgré l’existence de la marque antérieure, sans qu’il ne puisse lui être reproché un acte de contrefaçon par reproduction.
Aussi, après avoir constaté que les deux maisons de cognac ont longuement coexisté de manière paisible, et que ce n’est que dix-sept ans après l’enregistrement du nom de domaine que la société titulaire de la marque a adressé un premier courrier de mise en demeure à son concurrent, la Cour de cassation en a déduit que le dépôt du nom de domaine avait été effectué de bonne foi, comme l’avait retenu la Cour d’appel.
L’usage du patronyme en tant que marque peut constituer une contrefaçon par imitation
La société Maison des Pierres utilisait également le signe litigieux à titre de marque sur ses bouteilles de cognac et sur son site Internet.
La société titulaire des droits sur la marque estimait qu’il s’agissait d’une contrefaçon par imitation résultant de l’usage de la combinaison du prénom et du nom du fondateur, similaire à sa propre marque.
Elle faisait grief à l’arrêt attaqué de s’être contenté de reconnaître la bonne foi de la société Maison des Pierres dans l’usage de ce signe, alors qu’elle aurait dû vérifier si elle en avait fait un usage à titre de marque.
En effet, un tel usage à titre de marque n’entre pas dans les exceptions prévues par l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle.
La Cour de cassation a cette fois suivi ce raisonnement. Elle a jugé que l’ancien article L. 713-6 du Code de propriété intellectuelle ne permettait pas à un tiers, fût-il de bonne foi, d’utiliser son nom patronymique à titre de marque, si ce signe était déjà couvert par une marque antérieure.
Les juges du fond auraient donc dû chercher si le signe litigieux avait été utilisé à titre de marque, et non se borner à vérifier si cet usage avait été fait de bonne foi.
La faute intentionnelle est indifférente à la caractérisation d’un acte de concurrence déloyale
La Cour de cassation a également cassé l’arrêt de la Cour d’appel en ce qu’il avait débouté la première société de ses demandes en concurrence déloyale.
En effet, pour rejeter son action en concurrence déloyale et parasitaire, la Cour d’appel avait jugé que la demanderesse devait rapporter la preuve d’une faute intentionnelle de la société Maison des Pierres, ce qu’elle n’avait pas fait.
Or, « la caractérisation d’une faute de concurrence déloyale n’exige pas la constatation d’un élément intentionnel », rappelle la Cour de cassation.
Par conséquent, la bonne foi de la défenderesse était indifférente : il suffisait de démontrer l’existence d’une faute.
Que retenir de cet arrêt ?
- L’ancien article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle qui prévoit notamment l’exception d’homonymie doit s’interpréter à la lumière de la directive de 1988 : elle ne se limite pas à la dénomination sociale, au nom commercial et à l’enseigne énumérés dans l’article, mais s’étend aux noms de domaine.
- L’article L. 713-6 actuellement en vigueur et tel que modifié par de l’ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019 fait désormais référence à la notion plus générale d’usage dans la vie des affaires. L’usage du nom d’une personne pour désigner des produits ou services peut constituer un acte de contrefaçon si ce nom reproduit ou imite une marque antérieure. Les juges du fond doivent vérifier si le signe est utilisé à titre de marque et pas seulement si l’usage du patronyme a été fait de bonne foi.
- Enfin, la caractérisation d’une faute de concurrence déloyale n’exige pas la preuve d’un élément intentionnel.
Lire l’arrêt n° 21-12.602 de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 7 septembre 2022
[1] L’article L. 713-6 a) du Code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019 applicable en l’espèce, dispose que : « L’enregistrement d’une marque ne fait pas obstacle à l’utilisation du même signe ou d’un signe similaire comme : a) Dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, lorsque cette utilisation est soit antérieure à l’enregistrement, soit le fait d’un tiers de bonne foi employant son nom patronymique (…) ».
[2] L’ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019 a remplacé cette formulation au profit des termes plus génériques d’usage dans « la vie des affaires ».
[3] Directive (UE) 89/104/CE du Parlement Européen et du Conseil du 21 décembre 1998 rapprochant les législations des États membres sur les marques