Une plateforme peut interdire à ses utilisateurs de revendre un jeu vidéo dématérialisé sur le marché d’occasion

La clause des conditions d’utilisation de la plateforme Steam qui prévoit l’interdiction de revente des jeux vidéo dématérialisés n’est pas abusive. 

En 2016, l’association de défense des droits des consommateurs UFC – Que Choisir s’était émue du fait que les conditions générales d’utilisation de Steam, une plateforme de jeux vidéo en ligne éditée par la société Valve, interdisaient à ses utilisateurs de revendre les jeux vidéo dématérialisés qu’ils avaient achetés. 

Elle estimait que les jeux dématérialisés, c’est-à-dire sans support physique, devaient être traités comme les jeux sur support physique concernant leur revente sur le marché d’occasion et qu’une différence de traitement n’était pas justifiée. 

L’association a donc saisi le Tribunal de Grande Instance de Paris afin de faire invalider cette clause, ainsi que treize autres qu’elle estimait abusives en ce qu’elles avaient pour objet ou pour effet de créer un déséquilibre significatif entre la société Valve et les consommateurs.

Par un jugement du 17 septembre 2019, le Tribunal a donné raison à l’association de consommateurs, déclarant que ces treize clauses devaient être réputées non écrites en raison de leur caractère illicite ou abusif[1].

La société Valve a interjeté appel de cette décision concernant trois clauses et contestait en particulier l’interdiction de revente des jeux vidéo dématérialisés.

Dans un arrêt du 21 octobre 2022[2], la Cour d’appel de Paris a partiellement infirmé le jugement, estimant notamment que la clause interdisant la revente des jeux vidéo dématérialisés n’était pas abusive. 

Le régime juridique applicable aux œuvres de l’esprit et celui applicable aux logiciels

Le droit commun d’auteur prévoit que le titulaire de droits sur une œuvre originale dispose d’un « droit de communication au public »[3]

Cette règle confère aux titulaires de droits sur l’œuvre un droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication de leurs œuvres au public.  

L’œuvre logicielle est quant à elle protégée par un droit d’auteur spécial, qui prévoit une règle dite « d’épuisement du droit de distribution »[4].

L’épuisement du droit de distribution, qui s’applique aux logiciels (ou programmes d’ordinateur), signifie que lorsqu’un auteur a autorisé la reproduction de son œuvre et sa commercialisation, il n’a plus la faculté de s’opposer à sa libre circulation, y compris sous forme de revente.

En pratique, l’application de cette règle a pour effet d’autoriser l’acheteur d’un logiciel à le revendre sur le marché d’occasion sans que le titulaire des droits sur le programme d’ordinateur ne puisse s’y opposer, que le logiciel ait été acquis sur un support physique ou de manière dématérialisée. 

L’épuisement du droit de distribution s’applique également pour les copies physiques des œuvres de l’esprit. A titre d’exemple, le titulaire de droits sur une œuvre divulguée sur un CD ROM n’a plus de contrôle sur la revente de ce CD ROM sur le marché d’occasion. 

Les jeux vidéo dématérialisés, une œuvre complexe composée à la fois d’un logiciel et d’œuvres originales

Pour savoir si la plateforme pouvait ou non interdire à ses utilisateurs de revendre un jeu vidéo dématérialisé dont ils ont fait l’acquisition, il était donc essentiel de déterminer s’il fallait assimiler cette œuvre à un logiciel ou à une œuvre originale protégée par des droits d’auteur. 

En l’occurrence, les parties se sont accordées sur le fait que les jeux vidéo sont des œuvres complexes : elles comprennent des composantes logicielles, mais également de nombreux autres éléments tels des graphismes, de la musique, des éléments sonores, un scénario et des personnages dont certains deviennent culte.

Elles ont donc débattu sur le régime juridique applicable à une telle œuvre complexe.

Pour UFC – Que Choisir, il fallait faire une application distributive du droit, avec d’un côté, les dispositions relatives au droit commun d’auteur en ce qui concerne les supports tangibles, et de l’autre, le droit spécial d’auteur sur l’œuvre logicielle, avec pour effet de rendre applicable la règle d’épuisement du droit de distribution.

Elle reconnaissait néanmoins qu’une application distributive du droit créerait une situation complexe. L’intimée demandait en conséquence à la Cour d’appel d’interroger la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) pour trancher la question du droit applicable. 

Pour la société Valve, seules les dispositions communes du droit d’auteur devaient s’appliquer, les dispositions applicables aux logiciels devaient être exclues. 

Les jeux vidéo dématérialisés ne sont pas qu’un simple logiciel

La Cour d’appel de Paris a refusé de transmettre la question préjudicielle, estimant que la réponse se trouvait déjà dans la jurisprudence de la CJUE. 

Elle note en premier lieu qu’il ressort de l’arrêt « Nintendo »[5] qu’un jeu vidéo, s’il est original, doit être protégé par le droit d’auteur. Aussi, concernant les parties d’une œuvre, « rien dans la directive 2001/29 n’indique que ces parties sont soumises à un régime différent de celui de l’œuvre entière. Il s’ensuit qu’elles sont protégées par le droit d’auteur dès lors qu’elles participent, comme telles, à l’originalité de l’œuvre entière ».

La Cour d’appel retient ensuite que si en principe, les dispositions spéciales du droit des logiciels devraient primer sur le droit commun d’auteur[6], ce n’est pas le cas en l’occurrence, car un jeu vidéo est une œuvre complexe qui ne saurait être réduite à la partie logicielle dans laquelle est encodée l’œuvre originale. Au contraire, la partie logicielle est protégée avec l’œuvre entière par les dispositions du droit commun d’auteur[7]

Enfin, elle rappelle que la CJUE a eu à se prononcer sur le régime juridique applicable à un livre électronique, œuvre complexe composée d’un programme d’ordinateur et d’une œuvre originale[8]

La CJUE avait jugé que le programme d’ordinateur d’un ebook n’était que l’accessoire de l’œuvre contenue dans le livre. Dès lors, seul le régime du droit commun d’auteur avait vocation à s’appliquer, à l’exclusion du régime spécial des logiciels. 

Par analogie, la Cour d’appel a estimé qu’en l’espèce il n’y avait pas lieu de distinguer entre les parties de l’œuvre du jeu dématérialisé, et qu’il fallait retenir un seul régime juridique applicable à l’œuvre entière. 

Aussi, elle retient que le logiciel n’apparaît que comme un accessoire du jeu vidéo dématérialisé par rapport aux nombreuses créations « essentielles » qui composent son contenu « particip[a]nt à l’originalité de l’œuvre ».

Dès lors, en application de la jurisprudence de la CJUE, les jeux vidéo dématérialisés sont protégés par les dispositions du droit commun d’auteur uniquement.

Le principe de communication au public est donc applicable avec pour effet de conférer au titulaire de droits la possibilité d’autoriser ou d’interdire la revente du jeu vidéo sur le marché d’occasion. 

La différence de traitement entre un jeu vidéo commercialisé sur un support physique et en version dématérialisée se justifie par l’absence d’équivalence entre les produits

UFC – Que Choisir soutenait qu’il n’était pas logique de traiter différemment un jeu vidéo commercialisé en ligne d’un jeu vendu sur un support physique. 

Comment en effet justifier qu’un même jeu vidéo, selon qu’il est matérialisé sur un support ou qu’il est dématérialisé, ne permet pas à l’acquéreur de jouir des mêmes droits concernant sa revente ?

Pour la Cour d’appel, cette différence de traitement est justifiée par l’absence d’équivalence entre ces produits, tant d’un point de vue économique que fonctionnel. 

En effet, elle note à juste titre qu’un jeu vidéo, contrairement à un logiciel qui s’utilise en principe jusqu’à son obsolescence, n’a plus d’intérêt pour l’utilisateur une fois la partie terminée. Les jeux vidéo peuvent par ailleurs être réutilisés par de nouveaux joueurs pendant de nombreuses années.  

En conséquence, « le marché des copies immatérielles d’occasion des jeux vidéos risquerait d’affecter beaucoup plus fortement les intérêts des titulaires de droit d’auteur que le marché d’occasion des programmes d’ordinateur ». 

Par conséquent, la Cour a jugé qu’il n’y avait pas de rupture du principe d’égalité de traitement.  

Il résulte de toutes ces considérations que les jeux vidéo dématérialisés peuvent être traités différemment des jeux vidéo sur support physique : les titulaires de droits peuvent autoriser ou interdire la revente des premiers, bien qu’ils n’aient aucun contrôle sur les deuxièmes dont la revente est libre. 

Ainsi, la société Valve était en droit d’interdire à ses utilisateurs la revente sur le marché d’occasion des jeux vidéo dématérialisés achetés sur la plateforme Steam, et la clause prévoyant une telle interdiction n’était pas abusive ni illicite.

Cour d’appel de Paris, 21 octobre 2022, RG n°16/01008


[1] Tribunal de grande instance de Paris, 17 septembre 2019, n° 16/01008

[2] Cour d’appel de Paris, 21 octobre 2022, n° 20/15768

[3] Directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information

[4] Directive 2009/24/CE du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur

[5] CJUE, 23 janvier 2014, aff. C.-355/12Nintendo Co. Ltd e.a. contre PC Box Srl et 9Net Srl

[6] Lorsque deux cadres juridiques peuvent s’appliquer à une situation, l’un spécifique et l’autre général, c’est le cadre spécifique qui doit être appliqué conformément à l’adage specialia generalibus derogant 

[7] CJUE, 3 juillet 2012, C-128/11, point 56, Usedsoft

[8] CJUE, 19 décembre 2019, C-263/18, Tom Kabinet

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