Dans un jugement du 28 mars 2022, le Tribunal de commerce de Paris a condamné Google au paiement d’une amende de 2 millions d’euros au titre des clauses créant un déséquilibre significatif au sein du contrat de distribution de sa plateforme d’applications.
À la suite d’une enquête menée par la DGCCRF, qui concluait à l’existence de clauses déséquilibrantes dans le contrat liant Google aux développeurs proposant leurs applications sur Google Play, le ministère de l’Économie a assigné plusieurs sociétés du groupe Google sur le fondement des pratiques restrictives de concurrence.
Conformément à l’article L. 442-6 du Code de commerce[1] (dans sa version alors applicable), engage la responsabilité de son auteur le fait de « soumettre ou tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ». Le Tribunal de commerce peut également prononcer la nullité de telles clauses « déséquilibrantes ».
Avant de procéder à l’examen de ce contrat, le Tribunal rappelle que l’analyse du déséquilibre significatif nécessite d’étudier l’économie globale du contrat et le contexte dans lequel il a été conclu. Il rappelle également qu’il n’est pas nécessaire de démontrer l’application effective de ces clauses, ni de procéder à la recherche des effets précis du déséquilibre.
Les juges relèvent que la position de leader occupée par Google sur le marché des plateformes de distribution d’applications (65% des parts de marché en France) crée nécessairement un rapport de force asymétrique entre les parties. Le Tribunal constate également la position de partenaire incontournable qu’occupe Google, et relève l’impossibilité, pour les développeurs, de pouvoir se passer de ses services.
L’ensemble de ces éléments, cumulé à l’impossibilité pour les développeurs de négocier les conditions contractuelles, permet au Tribunal de caractériser l’existence d’une soumission des développeurs à plusieurs clauses constitutives d’un déséquilibre significatif.
En l’espèce, le Tribunal a examiné les sept clauses attaquées par le ministère de l’Économie, et a considéré qu’elles créaient toutes un déséquilibre significatif au bénéfice de Google.
- Clause portant sur la tarification
La politique tarifaire mise en place par Google dans le cadre du contrat litigieux impose notamment aux développeurs de fixer le prix de leurs applications selon une fourchette de prix (entre 0,50 et 350 euros) définie unilatéralement par Google. En outre, le Tribunal relève que la société prélève une commission de 30%, correspondant aux « frais de transaction », sur toutes les ventes réalisées (y compris les achats in-app) sur le magasin d’applications Google Play.
Or, Google ne fournissait aucun élément justifiant la fourchette de prix imposée aux développeurs pour motiver son adéquation aux services qu’elle fournit. Le Tribunal relève à cet effet que Google ne supporte aucun risque financier lié au développement des applications, et qu’elle perçoit systématiquement une somme forfaitaire de 25 dollars au titre des droits d’inscription des développeurs.
Le Tribunal rappelle alors que le déséquilibre significatif peut résulter d’une « inadéquation du prix au service ». Le montant de la commission perçue par la société caractérise, en l’espèce, un tel déséquilibre entre les parties, que Google ne peut justifier. Cette asymétrie est encore accentuée par l’impossibilité pour les développeurs de négocier le taux de la commission, leur choix étant limité à l’acceptation ou à la résiliation du contrat.
- Clause portant sur la modification du contrat
Le Tribunal juge également déséquilibrante la clause offrant exclusivement à Google la possibilité de modifier à tout moment le contrat de distribution. En cas de refus des modifications, les développeurs ont pour « seul et exclusif recours » de cesser toute utilisation de Google Play.
Les juges relèvent qu’en dehors de Google Play, les développeurs ont pour seule alternative l’App Store d’Apple, régi par des règles différentes auxquelles ils devraient se conformer, au prix de nouveaux investissements.
Aussi, l’alternative offerte aux développeurs entre acceptation des modifications contractuelles et résiliation du contrat les conduit nécessairement à accepter les modifications introduites par Google, même si elles leur sont défavorables.
- Clause portant sur les droits de suspension unilatérale du contrat et de retrait des produits
Cette clause permet à Google, sans que les développeurs n’en soient informés a priori ni a posteriori, de retirer, de reclasser, de suspendre et/ou d’exclure un produit du Store.
La clause ne précise aucunement les raisons justifiant d’un tel retrait, ni quelles fautes des développeurs pourraient permettre à Google d’exercer cette faculté. La clause est en conséquence jugée déséquilibrante, le fait que les développeurs soient libres de retirer leur application de la plateforme ne permettant pas de rééquilibrer ces dispositions.
- Clause portant sur la résiliation du contrat
L’absence de symétrie entre les conditions de résiliation offertes à Google et celles offertes aux développeurs révèle, selon le Tribunal, un déséquilibre manifeste entre les droits et obligations des parties.
En effet, alors que Google est autorisée à résilier le contrat à tout moment et sans préavis, les développeurs doivent quant à eux respecter un préavis de 30 jours. Le Tribunal relève qu’en plus d’être constitutive d’un déséquilibre significatif, cette clause contrevient également à l’obligation de préavis, tenant compte de la durée de la relation commerciale, prévue à l’article L.442-1 II du Code de commerce[2].
- Clause portant sur la confidentialité et les données recueillies
Sur le terrain de la confidentialité, la clause qui octroie à Google une licence « gratuite, exclusive, mondiale et en exemption de redevance » afin d’examiner les applications et qui l’autorise à divulguer gratuitement et librement les informations communiquées par les développeurs est tout aussi déséquilibrante.
En effet, le contrat ne prévoit aucune contrepartie au bénéfice des développeurs. Au contraire, ces derniers n’ont ni la maîtrise sur l’utilisation qui est faite de leurs données (communiquées à la société afin de pouvoir commercialiser leur application sur le Store), ni la possibilité d’engager la responsabilité de Google du fait de cette utilisation.
Le Tribunal relève qu’a fortiori, les développeurs sont à l’inverse tenus à une interdiction d’utiliser les informations obtenues sur le Store pour vendre ou distribuer des produits en dehors de ce Store.
Là encore, cette asymétrie dans les droits et obligations des parties permet de caractériser l’existence d’un déséquilibre significatif.
- Clause portant sur les signes distinctifs
Caractérise également un déséquilibre significatif la clause qui impose aux développeurs de concéder une licence à titre gratuit à Google afin qu’elle puisse reproduire leur marque et autres signes distinctifs.
À l’inverse, les développeurs n’ont pas la possibilité de reproduire les signes distinctifs dont est titulaire Google.
- Clauses portant sur l’exclusion de garantie et la limitation de responsabilité
Enfin, les dernières clauses litigieuses examinées par la Tribunal sont celles relatives à l’exclusion de garantie et de responsabilité de Google. D’une part, Google s’exonère de toute responsabilité pour « tout préjudice direct, indirect, accessoire, spécial, exemplaire ou consécutif engendré par le[s] développeur[s] ». D’autre part, l’utilisation de Google Play par les développeurs se fait à leurs propres risques et sans aucune garantie.
Les juges considèrent que ces clauses reviennent à priver en réalité les développeurs de toute action dans la mesure où elles leur imposent l’ensemble des risques et responsabilités liés à la proposition d’une application sur le Store. Après avoir observé que les développeurs rémunéraient in fine Google à deux reprises, à savoir lors de l’acquittement d’un droit d’inscription et lors du paiement des commissions, le Tribunal constate que ces derniers sont en réalité privés de tout recours envers Google, ce qui traduit un déséquilibre significatif.
En outre les juges relèvent que les développeurs ne sont « cependant pas garanti[s] des risques liés à l’obligation pourtant essentielle de GOOGLE puisque tous les risques sont mis à [leur] charge et que les contrats renvoient de plus […] les utilisateurs vers les développeurs lesquels sont tenus responsables de la gestion de l’assistance, de la maintenance et de toute réclamation ». Ils notent par ailleurs qu’en cas de défaut des développeurs, ces derniers risquent la suppression de leur application du Store, alors même qu’ils rémunèrent Google pour pouvoir mettre en ligne les applications et bénéficier des services de cette dernière.
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En conséquence, le Tribunal de commerce condamne Google LLC, Google Ireland Limited et Google Commerce Limited au paiement d’une amende civile de 2 millions d’euros. L’entité française de Google est en revanche mise hors de cause. Le Tribunal a en effet accueilli la fin de non-recevoir soulevée par Google France, et déclaré irrecevables toutes les demandes formulées contre elle au motif que cette entité n’était pas partie au contrat entre Google et les développeurs et ne participait à aucun moment au processus de contractualisation.
Il est également fait injonction à aux trois entités condamnées de cesser de faire usage de ces clauses dans un délai de trois mois à compter de la signification du jugement du 28 mars 2022.
Le ministère de l’Économie a engagé une procédure similaire à l’encontre d’Apple en juin 2021, mais celle-ci n’a pas encore abouti.
Lire le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 28 mars 2022 sur NextInpact.com
[1] Article L.442-6 du Code de commerce dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 24 avril 2019
[2] Article L.442-1 du Code de commerce