La Cour d’appel de Paris refuse d’enjoindre à Google de communiquer les données d’identification d’internautes sans indices sérieux d’une infraction pénale

Cinq internautes avaient publié, sous pseudonymes, des avis critiques à l’encontre d’une notaire sur sa page Google. N’y voyant aucun indice d’une fraude concertée, donc pas d’infraction pénale, la Cour d’appel refuse d’ordonner la communication des données. 

Cinq internautes sous pseudonymes avaient publié sur la page « Google My Business » d’une notaire des critiques négatives à son encontre.

La notaire estimait que ces avis étaient « dénigrants, mensongers et faux » et qu’ils présentaient dès lors « un caractère manifestement illicite ».

La notaire suspectait des études notariales concurrentes d’avoir orchestré cette campagne de dénigrement. 

Pour s’en convaincre, elle notait que :

  • Les patronymes utilisés par les internautes ne figuraient pas dans son fichier client,
  • Les internautes n’avaient publié qu’un seul avis chacun, confortant selon elle la thèse d’une manœuvre frauduleuse. 

Confrontée à l’impossibilité d’identifier les auteurs des avis litigieux et ainsi de les poursuivre, la notaire a engagé une procédure à l’encontre de Google, après l’avoir vainement mise en demeure, pour obtenir les données permettant d’identifier ces internautes.  

Par une ordonnance du 17 juin 2021, le Président du Tribunal judicaire de Paris a refusé de faire droit à ses demandes. La notaire avait alors interjeté appel de cette ordonnance, sans davantage de succès : dans un arrêt du 27 avril 2022, la Cour d’appel de Paris a confirmé l’ordonnance en toutes ses dispositions. 

Un seuil d’exigence désormais plus élevé pour obtenir des données d’identification

La notaire invoquait l’article 145 du Code de procédure civile, qui permet à tout intéressé de demander au juge qu’il ordonne des « mesures d’instruction légalement admissibles » afin de conserver ou d’établir, avant tout procès, la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige s’il parvient à démontrer qu’il dispose d’un motif légitime. 

La notaire demandait donc au juge qu’il ordonne à Google, en qualité de fournisseur de services d’hébergement, de lui communiquer les données d’identification des auteurs des avis litigieux. 

En effet, la Loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) dispose qu’en principe, les fournisseurs d’accès Internet et les fournisseurs de services d’hébergement sont censés supprimer ou anonymiser les données personnelles qu’ils collectent[1]

A titre dérogatoire, ces opérateurs sont tenus de détenir et conserver les données des personnes ayant contribué à la création d’un contenu. 

Jusque très récemment, ces données pouvaient être conservées (et donc sollicitées par ceux y ayant un intérêt) tant pour les besoins d’une procédure civile que pénale. 

Or, en cours de procédure, la loi a changé avec application immédiate : désormais les données ne peuvent être conservées par les opérateurs que pour les besoins d’une procédure pénale[2]

Conséquence : le niveau d’exigence pour obtenir un « motif légitime » tel que l’article 145 du Code de procédure est devenu bien plus élevé, puisqu’il est désormais nécessaire d’apporter les preuves rendant crédible la commission d’une infraction pénale. 

La Cour d’appel, qui a sollicité des parties une production de notes en délibéré sur l’incidence de cette nouvelle loi sur le litige, a indiqué dans cet arrêt particulièrement motivé que :

  • il appartenait à la demanderesse de démontrer l’existence d’un motif légitime « suffisamment sérieux » en justifiant « d’éléments rendant crédibles ses suppositions »
  • la demanderesse ne pouvait pas se prévaloir d’un quelconque « droit à la levée de l’anonymat », lequel était protégé en tant que garantie de l’exercice de la liberté d’expression et alors que les données personnelles sont protégées au titre des droits fondamentaux. 

Dès lors, la demanderesse devait démontrer que la communication sollicitée était « nécessaire à l’exercice du droit à la preuve » dans le cadre d’une procédure pénale. 

Une action pénale « manifestement vouée à l’échec »

L’office du juge a donc consisté à apprécier le sérieux du « motif légitime » invoqué à l’aune d’un texte plus protecteur des données personnelles.

La notaire soutenait que les avis litigieux étaient constitutifs d’une pratique commerciale trompeuse, infraction pénale punie d’une peine de deux ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende. 

La Cour, après avoir analysé les avis litigieux et le contexte de leur publication, a jugé qu’ils étaient certes critiques, sans pour autant constituer un abus de la liberté d’expression, et qu’aucun élément concret ne permettait de démontrer une quelconque manœuvre frauduleuse. 

La Cour retient notamment en ce sens que :

  • Les avis ont été diffusés sur une période de plusieurs mois,
  • L’un des avis était critique, mais restait néanmoins nuancé, 
  • Certains des auteurs ont émis des avis sur d’autres professionnels, démontrant ainsi que ces comptes n’ont pas été créés uniquement pour nuire à la notaire.

Ces éléments pris en compte, la Cour a jugé qu’en l’absence de tout avis mensonger ou excessif, une action pénale apparaissait manifestement vouée à l’échec de sorte qu’une communication de données personnelles était « injustifiée ».

Que retenir de cet arrêt (et de cette nouvelle loi ?)

Quelques enseignements peuvent être tirés de cet arrêt :

  • Sous l’empire de la nouvelle loi, le seuil d’exigence pour obtenir la communication de données d’identification sur le fondement de l’article 6-II de la LCEN combiné à l’article 145 du Code de procédure civile semble plus élevé, car une telle communication ne peut avoir lieu qu’en prévision d’un procès pénal et non plus d’un procès civil ; 
  • Néanmoins, en l’espèce, l’appelante alléguait de manière constante la commission d’une infraction pénale pour justifier de sa demande de communication de données. En réalité, dans ce cas précis, le refus de communication ne résulte pas du changement de loi mais de l’incapacité de l’appelante à démontrer l’existence d’un faisceau d’indices suffisant permettant de caractériser l’infraction alléguée ;
  • En effet, le juge de l’évidence ne statue par sur les chances de succès de l’action à venir ; Il doit néanmoins refuser de faire droit à la mesure d’instruction demandée lorsqu’il est manifeste que le procès envisagé n’a aucune chance d’aboutir ;
  • Par conséquent, il nous semble opportun de retenir que le juge a fait œuvre de pédagogie en précisant que le seuil d’exigence était rehaussé en conséquence d’une loi nouvelle applicable immédiatement, mais la décision aurait probablement été identique sous l’empire des anciens textes, comme en témoigne la décision rendue en première instance ;
  • Dès lors, les requérants prendront soin de s’assurer qu’ils disposent d’éléments matériels suffisants pour démontrer la commission d’une infraction pénale avant de solliciter la communication de données d’identification aux opérateurs tenus de conserver ces données personnelles. 

Lire l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 27 avril 2022 sur Dalloz.fr


[1] Loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique

[2] Rédaction de l’article 6-II de la LCEN issue de l’article 17 de la loi du n°2021-998 du 30 juillet 2021

Ne manquez pas nos prochaines publications

Votre adresse email est traitée par FÉRAL afin de vous transmettre les publications et actualités du Cabinet. Vous pouvez vous désabonner à tout moment. Pour en savoir plus sur la manière dont sont traitées vos données et sur l’exercice de vos droits, veuillez consulter notre politique de protection des données personnelles.

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.