L’essor des intelligences artificielles dites « génératives », capables de créer des contenus variés spontanément ou à partir de « prompts » plus ou moins élaborés, interroge sur le caractère protégeable de ces créations et sur la titularité des droits en découlant.
A partir d’une base de données d’entraînement et d’un algorithme qui leur est propre, les intelligences artificielles « génératives » permettent de créer – soit sans intervention humaine, soit à partir d’instructions (dites « prompts ») – des contenus extrêmement divers : images, vidéos, musiques, logiciels…
Il en va ainsi de l’affiche de l’édition 2024 du tournoi Roland-Garros[1], qu’un photographe et plasticien a élaborée après six semaines à « prompter » sur le logiciel Midjourney, avant d’effectuer de nombreuses retouches à la main sur une palette graphique, et à qui il semble bien difficile de contester un droit d’auteur sur cette œuvre finale.
A l’autre extrémité du spectre, certaines plateformes d’autoédition de livres numériques sont confrontées à des vagues d’ouvrages générés par IA, derrière lesquels l’intervention humaine semble bien minime[2], et auxquels l’on pourrait rechigner à accorder un droit d’auteur.
Comment, dès lors, envisager la protection, par un droit de propriété intellectuelle ou par un droit privatif, des contenus générés ou assistés par IA – et à qui ces droits appartiendraient-ils ?
Lorsque l’IA est un outil au service de la création humaine, son produit peut être protégeable par le droit d’auteur
Il convient de distinguer entre les créations générées – de manière autonome – par une IA, et les créations assistées par IA. S’agissant de ces dernières, il est généralement admis qu’un utilisateur humain se servant de l’IA comme d’un simple outil est susceptible d’effectuer des choix créatifs portant l’empreinte de sa personnalité en sélectionnant les données d’entrée, en affinant ses prompts afin d’obtenir un résultat précis, et/ou en modifiant « manuellement » la création issue de l’IA. Dans ces conditions, une création assistée par IA peut être éligible à la protection du droit d’auteur – le titulaire étant l’utilisateur de l’IA[3].
Reste à déterminer les conditions dans lesquelles l’intervention humaine créative pourra être considérée suffisante pour que l’œuvre issue de l’IA soit originale. Si aucune jurisprudence n’existe encore en France sur ce point, nul doute que l’originalité des créations assistées par IA fera l’objet d’une appréciation au cas par cas – dès lors, d’un point de vue pratique, l’on ne peut que recommander aux utilisateurs de documenter précisément leur processus créatif, par exemple en enregistrant leur série de prompts ou en sauvegardant les résultats « intermédiaires » proposés par l’IA.
En tout état de cause, si une œuvre assistée par IA reprend les caractéristiques originales d’une œuvre préexistante[4], elle sera considérée comme une œuvre dérivée et soumise à l’autorisation de l’auteur de l’œuvre première.
Le difficile statut des créations autonomes ou non originales
La question des droits sur les créations générées par IA – ou sur les créations assistées par IA, mais non originales – est plus débattue.
La conception personnaliste du droit d’auteur français, qui exige que l’auteur d’une œuvre soit une personne physique, exclut a priori la protection des œuvres générées de manière autonome par le droit d’auteur.
Plusieurs pistes sont dès lors ouvertes : ainsi, le CSPLA suggère qu’un assouplissement des critères de création pourrait permettre de considérer que, l’IA portant en elle l’empreinte de la personnalité de son concepteur, celui-ci pourrait accéder à la titularité des droits sur les créations qu’elle génère – tout en soulignant le caractère insatisfaisant de la « fiction » selon laquelle l’IA porterait, en germe, l’infinité des créations qu’elle est susceptible de générer[5].
La Commission européenne, elle, suggère que les phonogrammes ou vidéogrammes produits par IA pourraient relever du droit voisin des producteurs – aucune condition d’originalité n’étant requise pour que ces droits s’appliquent. Elle souligne néanmoins la difficulté de déterminer qui serait le « producteur » ayant pris « l’initiative et la responsabilité de la fixation » de la séquence de sons ou d’images : ce pourrait être l’utilisateur de l’IA, mais celui-ci n’aurait pu prendre cette « initiative » que parce que l’IA la lui offre[6]…
Le CSPLA évoque encore la possibilité de créer un droit sui generis qui bénéficierait à l’éditeur de l’IA.
En tout état de cause, CSPLA et Commission européenne s’entendent pour dire que l’absence de droit privatif sur les produits de l’IA ne signifie pas que ceux-ci ne puissent être défendus – par exemple, par le secret des affaires ou par le droit commun de la responsabilité civile – ou monétisés par contrat.
Le contrat comme outil d’attribution des droits
A l’heure actuelle, les questions de titularité des droits sur les créations générées ou assistées par IA sont avant tout réglées contractuellement, via les conditions générales de chaque moteur d’IA. Les critères d’attribution des droits semblent alors répondre à une logique plus économique que juridique.
Ainsi, parmi les moteurs d’IA les plus connus :
- OpenAI indique que, « dans la mesure où la loi applicable le permet », l’utilisateur conserve ses droits sur les données qu’il injecte et est « titulaire des droits de propriété sur les Données de Sortie » – OpenAI lui cédant « tous [ses] droits, titres et intérêts, le cas échéant, sur les Données de Sortie » ;
- Chez Midjourney, l’utilisateur détient les droits sur ses créations « dans toute la mesure permise par la loi applicable » – à moins qu’il soit une entreprise ou employé d’une entreprise au chiffre d’affaires supérieur à un million de dollars, auquel cas la titularité des droits est soumise à la souscription d’une licence « Pro » ou « Mega »,
- AIVA distingue entre les licences « gratuites » (en vertu desquelles AIVA détient le copyright sur les créations et interdit à ses utilisateurs d’en faire une exploitation commerciale), les licences « standard » (AIVA détient les droits sur les créations, et autorise les utilisateurs à les monétiser sur certains réseaux sociaux), et les licences « pro » (l’utilisateur détient tous les droits).
L’on notera cependant qu’à part AIVA qui évoque un copyright, les autres éditeurs ne se prononcent pas sur la nature des droits octroyés aux utilisateurs.
Des évolutions législatives en perspective ?
Face aux incertitudes actuelles, certains souhaitent que le législateur tranche d’ores et déjà la question de la nature et de la titularité des droits sur les créations issues d’une IA – tandis que d’autres soulignent la nature politique voire philosophique d’un tel choix et considèrent qu’il pourrait être « urgent d’attendre »[7].
Ainsi, une « Proposition de loi visant à encadrer l’intelligence artificielle par le droit d’auteur » en date du 12 septembre 2023 propose de considérer que « lorsque l’œuvre est créée par une intelligence artificielle sans intervention humaine directe, les seuls titulaires des droits sont les auteurs ou ayants droit des œuvres qui ont permis de concevoir ladite œuvre artificielle ».[8]
Outre les difficultés techniques posées par ce parti pris – comment, en effet, identifier toutes les œuvres antérieures à partir desquelles l’algorithme aura créé l’œuvre nouvelle ? –, la doctrine pointe du doigt le risque d’éclatement législatif que ce type d’initiative pourrait causer[9] et appelle de ses vœux une solution internationale, ou a minima européenne[10].
Mais la Commission européenne estime, à ce stade, que « la création d’œuvres d’art par l’IA ne mérite pas une intervention législative spécifique »[11].
Il faudra donc certainement voir, à l’usage, comment les juges appliquent les catégories juridiques existantes aux créations générées par IA – avant de déterminer si une intervention législative est nécessaire.
[1] R. Vinot, « Affiche 2024 : Paul Rousteau met en « Seine » Roland-Garros », 20 déc. 2023
[2] N. Vulser, « Amazon confronté à une déferlante de « faux livres » générés par intelligence artificielle », Lemonde.fr, 12 déc. 2023
[3] Commission européenne, « Study on copyright and new technologies: copyright data management and artificial intelligence », janv. 2022 ; A. Bensamoun, J. Farchy, P.-F. Schira, Rapport « Intelligence artificielle et culture » du CSPLA, 27 janv. 2020
[4] Que cette œuvre ait été, ou non, utilisée dans le dataset d’entraînement de l’IA
[5] A. Bensamoun, J. Farchy, P.-F. Schira, Rapport « Intelligence artificielle et culture » du CSPLA, 27 janv. 2020
[6] Commission européenne, « Study on copyright and new technologies: copyright data management and artificial intelligence », janv. 2022
[7] A. Bensamoun, J. Farchy, P.-F. Schira, Rapport « Intelligence artificielle et culture » du CSPLA, 27 janv. 2020 ; A. Bensamoun, A.-C. Jancard, P. Sirinelli, « Intelligence artificielle et propriété littéraire et artistique : Les contours de la relation », Congrès de l’ALAIL des 22-23 juin 2023
[8] Proposition de loi n° 1630 du 12 septembre 2023
[9] E. Migliore, « Proposition de loi visant à encadrer l’intelligence artificielle par le droit d’auteur : une initiative louable mais perfectible », Dalloz Actualité, 4 oct. 2023
[10] A. Bensamoun, J. Farchy, P.-F. Schira, Rapport « Intelligence artificielle et culture » du CSPLA, 27 janv. 2020
[11] Réponse donnée par le Commissaire européen au marché intérieur T. Breton à la question parlementaire n° E-000479/2023, 31 mars 2023
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