Dans deux arrêts du 11 mai 2022, la Cour de cassation a accordé le bénéfice de la bonne foi à deux femmes accusées de diffamation après avoir dénoncé des abus sexuels qu’elles disaient avoir subi.
Le 13 octobre 2017, la journaliste Sandra Muller publiait ce tweet désormais connu de tous :
« Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit. Eric Brion ex-patron de Equidia. #Balancetonporc »
Avec cet hashtag, la journaliste appelait les femmes victimes d’abus sexuels à dénoncer publiquement leurs agresseurs, en écho à la campagne #MeToo lancée outre-Atlantique dans le sillage de l’affaire Weinstein.
Quelques jours plus tard, le 18 octobre 2017, Alexandra Besson répondait à cet appel en disant #MoiAussi : dans un article publié sur un site Internet, elle racontait en détail comment un ancien ministre l’avait agressée sexuellement, sans toutefois jamais le nommer.
Les hommes concernés s’estimaient victimes d’une atteinte à leur honneur et à leur considération, d’autant que les faits dénoncés n’avaient fait l’objet d’aucune plainte dans le premier cas comme dans le second.
Ils ont ainsi assigné leurs accusatrices respectives devant le Tribunal judiciaire de Paris et ont tous deux obtenu gain de cause en première instance.
Ces jugements furent néanmoins infirmés, la Cour d’appel de Paris retenant que la bonne foi dont excipaient les défenderesses justifiait l’atteinte à l’honneur que les demandeurs estimaient avoir subie.
Insatisfaits, les demandeurs se sont tous deux pourvus en cassation, faisant grief à la Cour d’appel d’avoir méconnu son office : selon eux, les défenderesses ne pouvaient pas avoir agi de bonne foi faute d’une base factuelle suffisante et, dans le premier cas, d’un manque de prudence dans l’expression employée.
Il revenait donc à la Cour de cassation de trouver le juste « équilibre entre la nécessaire défense de la liberté d’expression dans une société démocratique propice à l’émergence de débat d’intérêt général, et la tout aussi nécessaire protection des individus dont l’honneur et la réputation est mise en cause, le cas échéant sur le fondement d’une phrase et dans un contexte médiatique viral [désormais] devenu la norme », selon les termes du débat posés avec justesse par l’avocate générale, Madame Mallet-Bricourt.
Dans deux arrêts du 11 mai 2022, la Cour de cassation a confirmé les arrêts d’appel, retenant la bonne foi des défenderesses en appréciant avec une certaine souplesse la base factuelle sur laquelle reposait les propos allégués, en tenant compte des intérêts en jeu.
La libération de la parole des femmes donne incontestablement lieu à un débat d’intérêt général
En matière de diffamation, rappelle la Cour, l’auteur qui prétend avoir tenu ses propos de bonne foi doit le justifier en démontrant qu’il s’était exprimé dans un but légitime, qu’il n’éprouvait aucune animosité personnelle à l’égard du diffamé et qu’il a conservé prudence et mesure dans son expression, celle-ci devant reposer sur une enquête sérieuse.
Cela étant, dans le cas où les propos sont tenus dans le cadre d’un débat d’intérêt général, l’auteur doit surtout démontrer que ses propos reposaient sur une base factuelle suffisante. Dans cette hypothèse, les quatre critères précités sont appréciés moins strictement, en particulier l’absence d’animosité personnelle et la prudence.
En l’espèce, personne ne pouvait contester que les propos visés s’inscrivaient dans le cadre d’un mouvement de libération de la parole des femmes victimes de violences sexuelles et qu’un tel sujet de débat était d’intérêt général.
Restait alors à démontrer l’existence d’une base factuelle suffisante. Tenant compte des intérêts en jeu, la Cour de cassation a également apprécié ce critère avec souplesse.
La prudence de l’expression, mais surtout la base factuelle, appréciés avec souplesse
Dans l’affaire Sandra Muller, l’ancien patron d’Equidia avait partiellement reconnu les faits dénoncés. Il estimait néanmoins qu’avoir tenu « une seule fois des propos déplacés lors d’un cocktail arrosé » ne faisait pas de lui un « prédateur sexuel », ni un « harceleur » ni un « porc », comme les tweets de la défenderesse pouvait, selon lui, le laisser entendre.
La Cour de cassation a effectivement jugé que les termes « balance » et « porc » étaient outranciers. Mais dès lors qu’ils étaient mis sous la forme d’un hashtag, les termes #balancetonporc devaient s’analyser en une invitation à débattre de la phrase dénoncée.
Dans l’affaire Alexandra Besson, l’ancien ministre niait avoir jamais eu de comportement déplacé et pointait les erreurs et incohérences dans le récit de la défenderesse, tentant ainsi de démontrer le peu de crédit qu’il fallait selon lui accorder à son témoignage, et donc l’absence de base factuelle suffisante.
Certes, la défenderesse avait commis des erreurs de fait dans son récit, qu’aucun témoin direct ne pouvait corroborer. Mais la Cour d’appel avait souverainement retenu que sept ans et demi après les faits, ces erreurs matérielles ne suffisaient pas à discréditer l’ensemble du propos exprimé et qu’une telle durée faisait obstacle à la recherche de témoins directs,
La Cour d’appel s’était donc satisfaite des témoignages de l’entourage de la plaignante : les parents, le compagnon et un ami confirmaient unanimement que la défenderesse leur avait confié avoir été agressée peu après les faits.
La Cour de cassation n’y trouvait rien à redire.
Au regard des circonstances, et « compte tenu du contexte dans lesquels ils avaient été tenus », la Cour de cassation a confirmé les arrêts d’appel contestés. Elle a retenu que dans les deux cas, il existait une base factuelle suffisante pour reconnaitre aux défenderesses le bénéfice de la bonne foi, prenant ainsi le contrepied de l’avocate générale pour qui « les éléments permettant de retenir une base factuelle suffisante [n’étaient] pas établis ».
Des arrêts de principe ou des décisions d’espèce ?
Ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation apprécie avec une certaine largeur la notion de base factuelle suffisante dès lors que les propos s’inscrivent dans le cadre d’un débat d’intérêt général.
Dans un arrêt récent du 19 octobre 2021, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait déjà reconnu au prévenu ayant tenu des propos diffamatoires qui procédaient d’un « raccourci » ou d’une « certaine dose d’exagération » le bénéfice de la bonne foi, ses propos s’inscrivant dans le cadre d’un débat d’intérêt général dans un contexte politique[1].
Quelques jours plus tôt, la même chambre jugeait qu’une base factuelle était suffisante dès lors que les propos rapportés étaient « conformes à la réalité »[2].
Entre exagération et conformité à la réalité, la base factuelle suffisante semble être une notion élastique, appréciée au gré de l’importance du débat en jeu. Certains auteurs y voient même une appréciation « à géométrie variable » [3].
Une tendance semble se dégager : la Cour de cassation semble vouloir éviter que le juge n’empêche le débat lorsqu’il revêt une importance particulière. Sa mise en balance des intérêts en présence penche alors pour la liberté d’expression plutôt qu’en faveur de la protection de la réputation d’un (ou quelques) individus.
Cela va dans le sens de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, qui jugeait déjà en 1992 que les restrictions et sanctions apportées à la liberté d’expression ne devaient pas avoir pour conséquence de « décourager la libre discussion de sujets d’intérêt général »[4].
En l’espèce, comment la condamnation des toutes premières femmes ayant brisé le silence sur les violences sexistes et sexuelles dont elles disent avoir été victimes aurait-elle pu être interprétée, si ce n’est comme un bâillon ?
Reste à noter que la Cour n’a pas communiqué sur ces arrêts comme elle a l’habitude de le faire sur les arrêts d’importance. Ce silence gardé pourrait signifier que les deux décisions commentées ne laissent pas présager celles à venir.
Lire les arrêts n° 21-16.156 et n° 21-16.497 de la Cour de cassation du 11 mai 2022
[1] Cass. Crim., 19 oct. 2021, n° 19-87.378
[2] Cass. Crim., 5 oct. 2021, n° 20-85.396
[3] Diffamation : variations sur la base factuelle suffisante, Agathe Lepage, CCE Décembre 2021, n°12.
[4] CEDH, 25 juin 1992, Thorgeir Thorgeirson c/ Islande, n° 13778/88, § 68